Jacques Ancet


Ramón Gómez de la Serna (Espagne, 1888-1962)

Lettres aux hirondelles et à moi-même (1962)

Lettres aux hirondelles et à moi-même est un volume tardif : publié en 1962, il reprend deux titres antérieurs parus respectivement en 1949 et 1956. Ce qui en fait une sorte de condensé de toute l'œuvre de Ramón, puisque les deux lignes de force de son travail s'y rencontrent dans leur apparente opposition : tendance à l'inventaire du monde extérieur (Lettres aux hirondelles), tendance autobiographique à l'exploration de soi (Lettres à moi-même)
Avec les hirondelles et les missives qu'il leur envoie à raison, dit-il, d'une par printemps pendant douze ans, c'est l'ouverture du monde, sa perpétuelle fugacité en même temps que son perpétuel renouveau, qu'il célèbre, fidèle en cela à cette attention aux réalités les plus humbles qui est au centre d'une grande part de son œuvre. Ici comme ailleurs, le monde dans sa continuité et son inachèvement -- dans sa continuité inachevée ou son inachèvement continu, son seul sens -- apparaît dans l'essentielle discontinuité de la perception humaine. De ce clignotement incessant et de cet inachèvement, Ramón témoigne inépuisablement.
Ramón se veut baroque et il l'est. Non seulement dans l'exubérance d'une écriture du débordement mais au sens plus profond où sa fécondité, sa pyrotechnie verbales ne font que masquer l'angoisse du vide -- la conscience de la radicale fugacité, donc de l'absurdité, de la vie humaine. Cela, il se le déclare à sa manière dès sa première lettre à lui-même -- " Les images me distraient pour m'empêcher de trouver la non-image, qui est la véritable image " --, et c'est ce qui permet de relier la double correspondance, si différente en apparence qui constitue ce livre. Lettres aux hirondelles, c'est encore le Ramón jongleur de mots et de formules, le prestidigitateur tirant de son chapeau, hirondelle après hirondelle, les images de l'inépuisable beauté du monde, pour s'en couvrir les yeux et ne pas voir le désespoir de son destin, quand Lettres à moi-même c'est au contraire le Ramón introspectif et amer, acharné à poursuivre l'entreprise autobiographique de toute une vie et qui, après Automoribundia, trouve encore le courage, par le biais de cette insolite correspondance avec lui-même, de regarder en face sa propre déréliction.