Jacques Ancet

 

Ramón Gómez de la Serna (Espagne, 1888-1962)

Le livre muet (1910)

Écrit à Paris, l'hiver 1909-1910, par un jeune homme de vingt-un ans, Le Livre muet est une œuvre clé dans l'immense production de Ramón Gómez de la Serna (1888-1963), que Valéry-Larbeau salua comme l'un des trois écrivains majeurs de ce siècle avec Proust et Joyce. Ce livre torrentiel, d'une étonnante modernité, est une véritable auto-analyse à travers laquelle le jeune Ramón rejette en bloc une société et une culture sclérosées, dans un désir très nietzschéen de retour, en-deçà des institutions, valeurs, esthétiques, concepts, croyances de tous ordres, à la sauvagerie de l'innocence première. Ce qui explique sans doute le rejet immédiat dont il fut l'objet à sa parution, en 1910, et le fait que son auteur, qu'on traita alors de fou, ne l'ait jamais réédité de son vivant, pour se consacrer à d'autres œuvres, romans, essais, nouvelles, drames, comédies, biographies greguerías, cette forme littéraire - croisement de métaphore et d'humour - qu'il invente exactement à la même époque et à laquelle son nom restera un peu trop exclusivement attaché. D'une écriture proliférante, débordante, d'une invention verbale proprement prodigieuse, il est l'ouverture inconnue à un certain nombre d'expériences marquantes de ce siècle qui vont, tous genres confondus, du simultanéisme du Cendrars de la Prose du Tanssibérien (1913) et du monologue intérieur pratiqué par Joyce, Faulkner ou Virginia Woolf à des œuvres aussi récentes que Jean sans terre de Juan Goytisolo (1975) ou Paradis de Sollers (1988), en passant par les grands textes automatiques surréalistes. Il n'est pas exagéré de dire que sa parution en français est, aujourd'hui, un événement.